Les réseaux de distribution sélective : la licéité de l’utilisation de marque du fournisseur comme nom de domaine

La marque est toujours en première ligne dans le contrat de distribution, surtout si elle jouit d’une certaine notoriété ou renommée. La question qui se pose est de savoir si dans un réseau de distribution sélective, un distributeur agréé pourrait déposer en tant que nom de domaine la marque de son fournisseur. La réponse à cette question varie selon la voie choisie : judiciaire ou extrajudiciaire.

 

La marque est toujours en première ligne dans le contrat de distribution[1], surtout si elle jouit d’une certaine notoriété ou renommée. Les réseaux de distribution sont souvent créés afin de maintenir un équilibre entre le désir du contrôle et la nouvelle donne du marché, qui est devenu de plus en plus large et transfrontalier.

En principe, le titulaire de marque cherche à assurer son contrôle lors de la commercialisation des produits ou services. A cette fin, le titulaire de marque (fournisseur) impose au distributeur certaines conditions concernant la vente des produits marqués sur un territoire déterminé. Or, avec l’arrivée de l’Internet cette méthode apparaît comme difficile dans la mesure où qu’il crée une dimension internationale du marché, incompatible avec la limitation géographique recherchée par le fournisseur [2].

Au regard des noms de domaine, la question qui se pose est de savoir si dans un réseau de distribution sélective, un distributeur agréé pourrait déposer en tant que nom de domaine la marque de son fournisseur, pour promouvoir ses activités sur l’Internet.

1. La rigidité de la voie judiciaire

L’affaire « Sony / Alifax » est un exemple typique de notre problématique. En l’espèce, les sociétés Sony et Alifax étaient liées par un contrat de distribution signé en 1992 et remplacé en 1999 sous l’enseigne « Espace Sony ». A la signature de cet accord, la société Alifax exploitait avec succès depuis un an et demi le nom de domaine « espace-sony.com » pour la promotion et la commercialisation des produits Sony. La création de ce site avait vraisemblablement été facilitée par le soutien financier de Sony France. Par la suite, les sociétés Sony Corporation et Sony France ont demandé à la société Alifax de bien vouloir cesser une telle utilisation qui, selon elles, n’avait pas été autorisée par les stipulations de l’accord de distribution ; ainsi exigeaient-elles le transfert du nom de domaine « espace-sony.com ». Le distributeur, Alifax, n’a pas accepté la cession du nom de domaine litigieux à son fournisseur que sous certaines conditions techniques et financières jugées « inacceptables » par Sony Corporation et Sony France, qui ont assigné, par la suite Alifax, devant le Tribunal de grande instance de Nanterre en contrefaçon des marques SONY et ESPACE SONY, ainsi qu’en concurrence déloyale et parasitisme.

Dans son jugement, le Tribunal a suivi à la lettre le contrat de distribution dont l’article 2.3 précisait que le droit concédé par le fournisseur au distributeur était un simple droit d’utilisation accordé à titre précaire. Selon les juges, ce droit d’usage n’octroyait pas à la société Alifax la possibilité d’approprier la marque ESPACE SONY sous d’autre forme. De ce fait, l’exploitation du nom de domaine devait être considérée comme constituant des actes déloyaux envers les autres distributeurs agréés : « Le droit d’usage d’une marque n’est pas une licence d’exploitation, il ne permet au distributeur que la seule utilisation de la marque à titre d’enseigne, documents commerciaux, publicité et ne justifie pas l’appropriation d’un nom de domaine reprenant les marques dont le fournisseur est titulaire ; En s’accaparant l’usage à titre de nom de domaine d’un signe distinctif appartenant à une société, le distributeur se réserve l’exclusivité de la marque Espace Sony sur le réseau de l’internet et prive le titulaire de la marque de la possibilité de constituer un site internet sous la dénomination « espace-sony.com » où il regrouperait sous une charte commune, l’ensemble de ses revendeurs, outrepassant le droit d’usage qui lui a été concédé et se rendant ainsi responsable d’actes de contrefaçon »[3].

La société Alifax a interjeté appel devant la Cour d’appel de Versailles. Dans ses prétentions, Alifax a insisté sur la participation de Sony France au financement du site « espace-sony.com », ce qui doit, selon elle, être considéré comme une autorisation implicite d’exploiter la marque ESPACE SONY sous cette forme. La Cour a fait droit à la demande d’appel et a infirmé la décision de première instance, en considérant que la société Alifax ne s’est pas rendue coupable ni decontrefaçon, ni de parasitisme commercial ou de concurrence déloyale à l’égard des sociétés Sony Corporation et Sony France.

Par contre, la position de la Cour n’a pas fluctuée de celle de première instance au regard de l’invalidité du nom de domaine litigieux. En effet, la Cour a appuyé sur une licence du contrat sur la possibilité de l’utilisation de la marque du fournisseur à titre du nom de domaine en jugeant que « s’il est vraisemblable que ce contrat incluait l’autorisation pour l’intéressée d’utiliser (…) la marque « Espace Sony » dans l’exercice de ses activités, les contours de celle-ci restent incertains ; qu’en l’état de la date du contrat, on peut même sérieusement douter que les parties y aient envisagé l’usage aujourd’hui critiqué  » [4].

On peut remarquer que la Cour a manqué l’occasion de faire le point sur la possibilité de la présence d’une condition dans le contrat de distribution [5]. Si le contrat a stipulé une clause qui donne à un certain distributeur le droit de déposer la marque du fournisseur comme un nom de domaine, serait-t-elle légitime ? Serait-t-elle considérée comme un acte discriminatoire vis-à-vis des autres distributeurs[6] ? Toutes ces questions restent pour le moment sans réponse jurisprudentielle. Cela dit, le distributeur semble avoir un intérêt à préciser, dans le contrat, s’il a ou pas l’option de déposer la marque de son fournisseur comme nom de domaine, afin de promouvoir les produits marqués via l’Internet, sans pourtant perturber le réseau de distribution[7].

2. La flexibilité de la voie extrajudiciaire

De l’autre côté de la barre, la réponse de la procédure UDRP (Uniform Dispute Resolution Policy)[8] apparaît plus claire et nette. Dans l’affaire « Chantelle », la société Chantelle, mondialement connue dans la production de la lingerie et de la bonneterie féminine, et titulaire d’une marque notoirement connue sur le même nom, a assigné, devant le centre d’arbitrage et médiation de l’OMPI[9], une vendeuse de lingerie new-yorkaise, qui a déposé les noms de domaine « chantellebras.com » et « chantelle-bra.com » (bra désignant en anglais du sous-vêtement). La défenderesse a justifié sa position, en réclamant qu’elle a déposé les noms litigieux en bonne foi, en tant que vendeur agréé par la société demanderesse.

Le Panel a pris en compte l’histoire contractuelle entre les parties, en considérant que la défenderesse avait tout l’intérêt légitime d’utiliser les noms litigieux, qui ont été exploités sans créer un risque de confusion, « le vice président d’une société habilitée à revendre au détail les produits du demandeur – qui n’est par ailleurs que grossiste – a le droit d’enregistrer et utiliser un nom de domaine incorporant la marque de ce demandeur dès lors que le site web utilisant ce nom promeut et vend des produits revêtus de cette marque et que ce site n’est pas source de confusion ».[10]

Après cette rapide démonstration, on peut facilement constater que la solution donnée à la question varie selon la voie choisie pour résoudre le conflit. Dans le cadre d’une procédure judiciaire classique, le distributeur a peu de chance de garder son nom de domaine. Au contraire, la procédure extrajudiciaire valorise une telle exploitation. Cette divergence du traitement exige que l’entreprise prenne le soin de faire l’utilisation de la marque de son fournisseur sur Internet.

 

[1]J. Ch. Galloux, op. cit., nº 1186, p. 478.

[2] De l’autre côté, la distribution des produits de luxe, et de haute technicité exige l’existence d’un lien particulier avec la clientèle, avecun conseil personnalisé. H. Attias, « La distribution sélective en question », in Commerce électronique et propriété intellectuelle, colloque organisé par l’institut de recherche en propriété intellectuelle Henri-Desbois, Paris 7 novembre 2000, Litec 2001, p.53 –62.

[3]TGI Nanterre, 2ème ch., 20 mars 2000 ; DI Cah. Jurid., jurispr. ; Legalis.net ; Expertises 2000, n° 243, p. 399 ; RJDA 11/00, n° 1058 ; D. 2000, act. jurispr. p. 287, obs. C. Manara ; Comm., comm. élec. 2000, comm. n° 46, obs. J.-C. Galloux ; Le Monde du 5 avril 2000.

[4] CA Versailles, 2ème ch., 14 septembre 2000, S.A. Sony Corporation, S.A. Sony France Contre S.A.R.L. Alifax ; DI Cah. jurid., jurispr. ; PIBD 2000, III, p. 579 ; JCP E 2000, p. 1907, obs. M. Vivant ; Legalis.net ; Expertises 2001, n° 247, p. 148, note A. Nappey.

[5] Dans l’affaire « Fabre », la Cour d’appel de Versailles a interdit un distributeur de commercialiser une gamme de produits de son fournisseur via l’internet, en jugeant que « dans le cadre d’un réseau de distribution sélective, le distributeur doit remplir des objectif de qualités des services de des conseils, de marketing et de promotion des produits. Aussi convient-il, sous astreints, afin de mettre fin au trouble manifestement illicite, de faire droit a la demande du fournisseur de cessation de la commercialisation de ses produits sur le site internet litigieux par l’un de ses distributeurs, ladite commercialisation nuisant a l’ensemble du réseau et dépréciant l’image de marque des produits de dermo-cosmétiques en général et des produits distribués sous les marques du fournisseur en particulier ; en outre, ce dernier ne saurait accepter, ses commettre un acte discriminatoire, que l’un de ses distributeurs agréés procède, sans agrément et même sans l’en avertir, à la commercialisation des produits sur un site internet ». CA de Versailles, 13e ch., 2 décembre 1999 ; C. Manara, « Vers la licéité de la revente sur le Web par un distributeur agréé », D. 2000, act. Jurispr., nº7, p. 92.

[6] A cet égard, un arrêt récent de la Cour d’appel de Paris a admis que l’accès au réseau de distribution puisse être interdit aux « pure players ». C’est-à-dire une entreprise de vente à distance via Internet ne disposant pas d’un point de vente physique. En l’espèce, Bijourama, spécialisée dans la vente sur Internet de produits d’horlogerie, bijouterie, joaillerie et orfèvrerie avait, au mois d’octobre 2005, saisi le Conseil de la concurrence du refus qu’avait opposé la société FestinaFrance à sa demande d’agrément au sein de son réseau de distribution sélective. La décision de Festina reposait principalement sur le fait que Bijourama était un « pure player ». Bijourama s’était alors plainte d’un traitement discriminatoire et avait saisi le Conseil de la concurrence en assortissant la saisine au fond d’une demande de mesures conservatoires. Par une décision rednue le 24 juillet 2006 (n°06-D-24), le Conseil a validé l’exclusion des vendeurs « exclusivement Internet » du réseau de distribution, conformément au souhait de FestinaFrance.

Saisie par la société Bijourama d’un recours en annulation de cette décision, la Cour d’appel de Paris a confirmé le point de vue du Conseil en jugeant que « présente non seulement sur le segment des montres de moyenne gamme, mais aussi sur le segment haut avec la marque Festina (…), (Festina était) fondée à exiger, et assurer la mise en valeur de ses produits, que la vente sur Internet n’intervienne, dans l’intérêt même des consommateurs, qu’en complément d’un point de vente physique ». CA Paris, 1ère ch., section H, 16 octobre 2007, Bijourama/Festina France, legalis.net ; M. Malka, « Distribution sélective et Internet : la possibilité d’exclure les « pure players » est confirmée par la Cour d’appel de Paris », édité sur le site Juriscom.net le 18/02/2008 , disponible sur http://www.juriscom.net/pro/visu.php?ID=1028

[7] C. Manara, op. cit., p. 288.

[8] La procédure UDRP (Uniform Dispute Resolution Policy) est lancée en 1999 pour répondre aux besoins des titulaires de marques, alors victimes d’une pratique dénommée « cybersquatting » ou « domain name grabbing ». Cette pratique consiste en un enregistrement abusif d’un nom de domaine générique gTLDs (generic top level domain names) ou géographique ccTLDs (country codes top level domain names) de premier niveau en vue de léser le titulaire de droit de marques et lui faire payer le prix fort pour qu’il récupère le nom de domaine approprié de mauvaise foi par un autre. V ° le rapport final du premier processus de l’OMPI sur les noms de domaine de l’Internet, 5 juin 1998, disponible sur http://www.wipo.int/amc/fr/processes/index.html

[9]Le Centre de l’OMPI a été la première institution de règlement des litiges agréée par l’ICANN et la première a laquelle des litiges ont été soumis en vertu des Principes UDRP. Son expérience dans le domaine de l’administration des litiges relatifs au nom de domaine découle de son engagement dans le processus international mené par l’OMPI a la demande de ses 175 États membres qui a abouti a l’établissement des Principes UDRP et de ses Règles d’application. L’OMPI est devenue la première référence internationale dans l’application de l’UDRP La légitimité du centre de l’OMPI réside dans son émanation onusienne, ainsi que sa gestion des droits de la propriété intellectuelle. Il a traité plus de 8350 litiges portant sur environ 16000 noms de domaine depuis l’entrée en vigueur de l’UDRP en décembre 1999, dont 96,41% de ces plaintes ont été réglées et dans 83,9%, les commissions administratives de l’OMPI se sont prononcées en faveur des plaignants. En 2005, le centre de médiation de l’OMPI a enregistré une augmentation de 20% des plaintes. En tout, 1456 affaires ont été gérées par le centre de médiation de l’OMPI (en moyenne 4 plaintes UDRP ont été déposées chaque jour)3. Il s’agit d’un record depuis 2001. Interview, par Stéphane VAN GELDER, Publié le mercredi 25janvier 2006, DI. Interview.

[10] C. Manara, « Licéité de l’utilisation de la marque d’un fournisseur dans le nom de site web d’un distributeur », D. avril 2002, nº 15, p. 1275 ; centre d’arbitrage et médiation de l’OMPI, Chantelle (Sté) c/ Marvin Anhalt,20 décembre 2001, WIPO case D2001-1181

Par Yassin EL SHAZLY
Doctorant, Faculté de droit, Université de Lyon III
MA, dpt de droit commercial, Université d’ Ain Shams, Le Caire, Egypte

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